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le souci, l'attention au loin, le droit, le pouvoir. Tout travail enferme des
préparations, une patience, et une longue suite. Quand on recommence, il faut
recommencer de loin. Cette loi est ce qui mûrit l'homme, par une continuelle
méditation sur le temps. Le jeu est ce qui rajeunit ; c'est l'action d'enfance ; on
le voit au jeu de croquet, où tout est rétabli en l'état initial, tout effacé, où les
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pièces enfin sont remises en boite, le vainqueur perdant aussitôt les positions
qu'il a gagnées, et se retrouvant sur un terrain net et dans des conditions
égales, comme si chaque partie était la première. De même chaque coup de la
roulette est comme un premier coup. Chaque partie de cartes commence par
une distribution que l'on veut rendre indépendante des luttes et des victoires
qui ont précédé, jusqu'à prendre souvent un jeu neuf. Cette idée de recom-
mencer, et d'espérer mieux et de faire mieux, en se lavant des erreurs et des
fautes, vient souvent dans le travail malheureux ; mais elle est sans lieu et
vaine. Les effets occupent le terrain, et il faut trébucher sur les Suvres
manquées.
Le jeu n'échappe point à la nécessité extérieure. Les jeux de ballon et de
toupie dépendent de la pesanteur et de la forme. Le jeu de dés aussi et le jeu
de roulette. Toutefois c'est une nécessité qui n'a point cette suite sans fin qui
rend l'homme soucieux comme elle le charge aussi de vains regrets. Le jeu
n'échappe point non plus aux lois de l'ordre humain ni aux rivalités. Mais,
premièrement, tout avantage finit par être rendu, et l'égalité est toujours à un
moment rétablie. Secondement le jeu se fait comme en vase clos. Il n'est point
pris, comme est le travail, dans un cycle qui couvre la planète. Il ne dépend
point d'une multitude innombrable d'hommes chassant, cultivant, creusant,
transportant, fabriquant. Il se joue à chaque fois dans une société fermée et
dénombrée comme on voit en ces parties d'échecs, de cartes ou de tennis,
souvent voisines, et qui pourtant n'ont rien de commun. L'homme qui travaille
au contraire est attelé à l'univers des hommes ; un navire qui sombre à mille
lieues de là change tout. L'homme qui joue sait ce qu'il traîne.
Venons aux jeux de l'enfance. Ce n'est pas les expliquer que d'y voir les
effets d'un surcroît de puissance disponible. L'art suppose aussi un excédent,
et le travail de même ; bien évidemment en nos sociétés riches, mais non
moins en un animal réduit à ses seules ressources, car il lui faut toujours une
force de trop pour conquérir l'aliment. Si un repas ne faisait que réparer sans
accumuler, il serait le dernier repas. Le défrichement, par exemple, est un
travail qui suppose un excédent ; et, puisqu'on sait que les besoins s'accrois-
sent à mesure que les travaux et les profits s'étendent, et puisque enfin l'utile
n'a point de limites, il n'y aurait point de raison de jouer à la rigueur, hors de
l'idée d'échapper en quelque façon à la loi de nécessité.
On dit que l'enfant joue naturellement, par un excès de puissance. Mais si
l'enfant avait à conquérir sa nourriture, il est vraisemblable qu'il jouerait
moins qu'aucun autre, par cette loi de croissance qui le met dans le cas de
recevoir plus qu'il ne donne. Dans le fait, l'enfant est nourri par le travail
d'autrui. Il est même longtemps écarté du cercle des travaux réels. Si l'homme
était ramené à la condition misérable du rat ou du lapin, on verrait d'abord
disparaître les jeux. Le jeune chat qui joue n'est pas seulement nourri par sa
mère, mais aussi par l'homme. Quant aux jeux des animaux sauvages, on n'y
peut faire la part de la peur et de l'emportement. Le jeu serait donc d'insti-
tution plutôt que de nature.
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Ce qui est dans la nature, c'est l'emportement, dont on voit promptement
les effets dans un enfant isolé et qui ne sait point jouer. Et à vrai dire le jeu est
plutôt remède à l'emportement qu'à l'ennui. Il faut donc circonscrire cette
notion de l'emportement, en la tenant au niveau de la nature, et en la nettoyant
de tous les motifs supposés qui font croire souvent à une méchanceté
première. Platon a bien décrit son homme en trois parties, tête, poitrine et
ventre. Par ces images assez simples, que nos docteurs méprisent, j'ai souvent
assez compris ces grosses têtes presque sans poitrine, ces gros ventres à
petites têtes, et surtout l'homme tambour, qui est tout poitrine. Nos petits
auteurs ne décrivent que tête et ventre. Quand ils ont décrit les idées et les
besoins, ils croient avoir tout dit. Or ils oublient la colère, qui est la source
principale des maux humains. Et c'est une grande lumière sur l'homme si l'on
distingue, dans ce qu'il doit gouverner, ce qui est besoin et appétit, qui vient
de pauvreté, de ce qui est emportement, qui vient de richesse.
Tout muscle et toute parcelle de muscle est comme un accumulateur
chargé, ou bien un explosif qui attend l'étincelle. Et l'étincelle, autant qu'on
sait, vient par les nerfs. Le tissu des nerfs n'est pas moins mêlé à toutes les
parties que le tissu des vaisseaux. Ce qu'il a en propre ce sont ces carrefours
ou centres innombrables, différents par le nombre des conduits qui s'y rencon-
trent, jusqu'au carrefour commun, d'ailleurs composé, que l'on appelle cer-
veau. Sans supposer autre chose en ces canaux qu'un changement de pression
qui circule en ondes, et que chaque carrefour renvoie dans toutes les direc-
tions, on saisit déjà passablement la loi de ce frémissement animal, qui, pour
une mouche, parcourt la masse musculaire, agite les membres les plus légers
d'abord, oreilles et queue, et enfin met l'animal en folie. On peut appeler
irradiation cette transmission progressive qui va de la partie au tout selon les
nerfs et les carrefours, selon la charge de chaque muscle et selon la masse à
remuer. La première irradiation est ce que les médecins décrivent sous le nom
d'irritation, mot admirable par son double sens. Autour de la pointe du chirur-
gien on observe, à ce qu'ils disent, cette réaction de défense qui s'étend peu à
peu. Or, si l'irradiation ne dépendait que d'une excitation extérieure, il n'y
aurait point d'emportement, mais seulement une lutte plus ou moins vigou-
reusement menée. Mais il est clair que le plus petit mouvement dans l'orga-
nisme est par lui-même excitation, chaque partie agissant sur les autres
comme un corps extérieur, ainsi qu'on voit clairement par l'action des griffes
et des dents sur l'animal lui-même. Tout vivant peut se blesser beaucoup, et se
blesse toujours un peu par son propre mouvement. Les ondes de transmission
sont ainsi entretenues et amplifiées par leur effet même. L'agitation grossit
comme l'avalanche. Chaque partie tire, frappe, déchire, mord, selon sa force et
selon les obstacles. On s'emporte à frapper un corps dur. La colère n'a jamais
d'autres causes que celles-là ; elle se mesure aux forces accumulées et se
termine par la fatigue. La réflexion n'y ajoute peut-être que le souvenir de la
colère, la crainte d'en être de nouveau saisi, et la prévision ou le pressentiment
de cette courte maladie, ce qui suffit bien à rendre compte des antipathies, des
aversions et des haines. On s'étonnera de trouver, en toute disposition hostile,
seulement le souvenir de s'être irrité, qui n'est pas peu. Toutes les inventions
qu'on y ajoute, pour se laver de honte, sont d'une légèreté à faire frémir, mais
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qui doit pourtant consoler. Si peu que l'on fasse attention aux discours d'un
homme irrité, on les croit encore trop ; ce ne sont point des pensées. Le mieux
est de les oublier ; le pire est de mettre l'homme en demeure de penser ce qu'il
a dit ; telle est la substance des drames. Un esprit juste remonte aux causes au
lieu de rechercher les fins. C'est l'action, l'action même, qui fouette l'homme,
comme le bruit de son propre galop fait peur au cheval. Ainsi galopent les
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